Chapitre XII

Présumer est une activité risquée – presque autant que sauter à l’élastique. La moindre erreur d’estimation, et c’est le désastre assuré.

Présumer, c’est estimer que les choses ont toutes les chances d’être comme ci, ou comme ça, alors que rien ne permet de l’assurer. On voit à quelles catastrophes peuvent mener les présomptions fausses. Par exemple, un matin au réveil, vous présumez que votre lit est à sa place habituelle, bien qu’il fasse encore noir et que rien ne prouve que tel est le cas. Si vous sautez à bas du lit et si justement, durant la nuit, votre lit a été emporté par les flots et dérive à présent au large, vous voilà dans de beaux draps. Tout cela à cause d’une présomption erronée. Comme quoi il vaut toujours mieux ne pas trop présumer, en particulier le matin.

Pourtant, ce matin-là, celui du grand contrôle, les orphelins Baudelaire étaient si fatigués, après toute une nuit à étudier et à fabriquer des agrafes (sans parler de neuf nuits à marathonner), qu’ils se laissèrent aller à échafauder des présomptions – dont toutes, jusqu’à la dernière, se révélèrent incorrectes.

— Et voilà ! s’écria Violette en étirant ses muscles las. La dernière agrafe ! Je crois que nous pouvons présumer, sans grand risque de nous tromper, que Prunille va conserver son emploi.

— Oui, dit Klaus en se frottant les yeux. Et toi, tu m’as l’air de savoir par cœur les histoires de Mr Rémora, aussi sûrement que moi les mesures de Mme Alose. Je crois que nous pouvons présumer, sans grand risque de nous tromper, que nous n’allons pas être renvoyés.

— Niliko, bâilla Prunille, autrement dit : « Et nous n’avons pas vu… les triplés Beauxdraps, donc je crois que nous pouvons présumer, sans grand risque de nous tromper, que tout s’est bien passé de leur côté. »

— Très juste, dit Klaus. S’ils avaient été pris, je présume, nous serions au courant, maintenant.

— Je présume exactement la même chose, dit Violette.

— Je présume exactement la même chose, fit une voix de perroquet.

Et les enfants, avec un sursaut, découvrirent le proviseur adjoint dans leur dos, une brassée de papiers calée sous le menton. En plus des présomptions qu’ils venaient d’énoncer à voix haute, les orphelins avaient fait celle qu’ils étaient seuls, aussi furent-ils surpris de découvrir non seulement Mr Nero, mais encore Mr Rémora et Mme Alose à l’entrée de la cabane.

— J’espère que vous avez bien révisé, hier soir, annonça le proviseur adjoint, car j’ai demandé à vos professeurs de préparer des questions particulièrement ardues. Et les liasses de papier que va devoir agrafer la petite sont particulièrement épaisses. Bien, ne perdons pas de temps. Mr Rémora et Mme Alose vont vous interroger tour à tour jusqu’à ce que l’un de vous donne une réponse fausse ; à ce moment-là, vous serez renvoyés. Quant à Prunille, elle va s’asseoir au fond pour agrafer ces liasses et, si les agrafes que je vois là ne font pas du bon travail, vous êtes renvoyés tous les trois. Allons-y ! Un génie musical n’a pas toute la journée à perdre en surveillance d’examens. Top chrono !

Il jeta ses papiers sur une botte de foin et l’agrafeuse à côté. Aussitôt Prunille, plus vive qu’une crevette, se rua dessus à quatre pattes et commença à enfourner les agrafes dans l’agrafeuse. Klaus se leva gauchement, serrant contre lui les carnets Beauxdraps. Violette escamota les patins à bruit dans son dos.

Mr Rémora avala une bouchée de banane et se tourna vers Violette.

— Dans mon histoire de l’âne et du chou, combien de kilomètres parcourt l’âne au petit trot ?

— Six, répondit promptement Violette.

— Six, singea Mr Nero. C’est faux, n’est-ce pas, Mr Rémora ?

— Mmm, non, c’est exact, mâchouilla Mr Rémora.

Et il engloutit une nouvelle bouchée de banane.

Mme Alose se tourna vers Klaus.

— De quelle largeur était le livre à couverture rose et dos bleu ?

— Dix-neuf centimètres, répondit Klaus d’un trait.

— Dix-neuf centimètres, singea Mr Nero. Ça n’est sûrement pas ça, n’est-ce pas, Mme Alose ?

— Si, si. C’est la bonne réponse.

— Une autre question, Mr Rémora, ordonna le proviseur adjoint.

— Dans mon histoire du champignon vénéneux, demanda Mr Rémora à Violette, quel était le nom du chef cuisinier ?

— Roger, répondit Violette – pas seulement parce qu’elle avait compris, mais parce que c’était la réponse.

— Roger, singea Mr Nero qui n’avait rien compris.

— Correct, reconnut Mr Rémora.

Mme Alose enchaîna :

— De quelle longueur était la sardine numéro sept ?

— Quatorze centimètres virgule cinq, répondit Klaus.

— Quatorze centimètres virgule cinq, singea Mr Nero.

— Exact, dit Mme Alose. Vous êtes tous deux d’excellents élèves, malgré votre petit penchant à dormir en classe.

— Pas de commentaires ! gronda Mr Nero. Dépêchez-vous plutôt de les coller. Je n’ai encore jamais eu la chance de mettre un élève à la porte, il me tarde d’avoir ce plaisir.

— Dans mon histoire de pince à sucre et de benne à ordures, reprit Mr Rémora tandis que Prunille, agrafeuse en main, transformait ses liasses en brochures, de quelle couleur était la benne ?

— Kaki rayé de jaune.

— Kaki rayé de jaune.

— Exact.

— Quelle était la profondeur du poêlon de ma grand-mère ?

— Six centimètres.

— Six centimètres.

— Dans mon histoire de belette, quelle était la couleur favorite de la taupe ?

Le contrôle se poursuivit de la sorte à n’en plus finir. Si je vous infligeais toutes les questions et toutes les réponses, vous tomberiez endormi avant trois pages et le présent ouvrage manquerait son but, qui est d’éduquer les jeunes esprits.

En vérité, ces tests étaient si soporifiques que les enfants Baudelaire eux-mêmes auraient bien piqué un petit somme. Mais ce n’était pas conseillé. Une réponse fausse, une agrafe de travers, et c’était le renvoi immédiat, suivi d’un placement direct entre les vilaines pattes de Gengis. Les orphelins se concentraient donc à l’extrême. Violette retrouvait dans les trois secondes ce que lui avait inculqué Klaus ; Klaus retrouvait dans les trois secondes ce qu’il s’était inculqué. Prunille agrafait d’arrache-pied, ce qui signifie ici « vite et bien ».

Pour finir, au milieu de sa huitième banane, Mr Rémora se tourna vers le proviseur adjoint.

— Je suis désolé, mais ce n’est pas la peine de continuer. Violette est une excellente élève, et il est clair qu’elle a bien appris ses leçons.

Mme Alose approuva d’un hochement de tête.

— Depuis quarante-sept ans que j’enseigne, je n’ai jamais eu un élève aussi doué pour le système métrique que ce jeune Klaus Baudelaire. Et il semble que la petite Prunille soit également très douée pour le secrétariat. Voyez ces brochures ! Elles sont superbes.

— Pilso, assura Prunille.

— Elle dit : merci beaucoup, traduisit Violette – alors qu’en fait Prunille disait : « J’ai la main truffée d’ampoules. » Donc, nous restons à Pru… à l’Institut J. Alfred Prufrock ?

— Oui, gardons-les, M. le Proviseur adjoint, dit Mr Remora. Pourquoi ne pas renvoyer plutôt cette Carmelita Spats ? Elle n’apprend jamais ses leçons et c’est une petite pimbêche, teigneuse, hargneuse, arrogante et revêche.

— Oh oui ! s’enflamma Mme Alose. Un contrôle pour Carmelita Spats ! Posons-lui des questions particulièrement ardues.

— Renvoyer Carmelita Spats ? se récria Mr Nero. Impossible. C’est la messagère spéciale de Mr Gengis.

— De qui ? demanda Mr Remora.

— Vous savez bien, répondit Aime Alose. Le nouveau professeur d’éducation physique.

— Ah oui. J’ai entendu parler de lui, mais je ne l’ai pas encore rencontré. Comment est-il ?

— C’est le meilleur entraîneur sportif de tous les temps, affirma le proviseur adjoint, secouant ses quatre couettes en appui de ses dires. Mais tenez ! Vous allez pouvoir en juger par vous-mêmes, le voici justement.

Les orphelins se retournèrent et constatèrent avec effroi qu’il disait vrai. Gengis marchait droit vers la cabane, sifflotant un air à faire grincer des dents, et un coup d’œil suffit aux enfants pour mesurer combien ils s’étaient trompés dans l’une au moins de leurs présomptions.

Ce n’était pas la présomption que Prunille allait conserver son emploi, encore que celle-là aussi devait se révéler fausse. Ce n’était pas la présomption que Violette et Klaus allaient être maintenus au collège, encore que celle-là non plus ne devait pas se confirmer. Non, c’était la présomption que tout s’était bien passé pour Isadora et Duncan. À chaque enjambée de l’entraîneur, les enfants Baudelaire distinguaient mieux ce qui se balançait à ses mains noueuses : le ruban de Violette et les lunettes de Klaus. Curieusement, à chaque pas, un petit nuage blanchâtre s’élevait de ses baskets.

Mais plus que le ruban, plus que les lunettes, plus que la poussière blanche qui ne pouvait être que de la farine, ce sont les yeux de l’arrivant qui glacèrent le sang des enfants. Car c’étaient des yeux qui luisaient de triomphe, des yeux qui jubilaient d’avoir enfin gagné la partie, une partie engagée depuis très, très longtemps.

Alors les orphelins comprirent que leur présomption concernant le succès de leurs amis avait été la plus erronée de toutes.

 

Piège au collège
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